Skyler : le cœur en paix

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« Il y a des choses qu’on doit comprendre dans notre cœur avant de pouvoir faire d’autres choses avec notre tête. On doit avoir, comment dire, le cœur at peace. »

 

Skyler Charlot a tout d’abord quitté son Haïti natale à 3 ans, quand sa famille s’est installée aux États-Unis. En novembre 2018, pour échapper aux nombreuses restrictions liées à son statut d’immigrant, il suit son père au Canada. Ce fut pour Skyler un changement accompagné de grandes émotions qui lui semblent parfois sous-estimées par les adultes chargés d’accueillir des jeunes comme lui dans la société québécoise. Comme il le dit lui-même :

« il ne faut jamais oublier qu’il y a deux histoires dans chaque jeune : celle qu’il projette avec son visage et celle qu’il vit à l’intérieur de lui… »

 

Skyler, dans quelles circonstances es-tu arrivé à Montréal ?

C’est une assez longue histoire. Lorsque j’avais trois ans, ma famille est partie d’Haïti pour s’établir en Floride, aux États-Unis. Mes parents se sont séparés et mon père a émigré au Canada. Il y a trois ans, il m’a dit : « Skyler, tu commences à être assez grand pour prendre tes propres décisions. Je te donne donc deux ans pour décider si tu venir t’établir au Canada avec moi ou si tu veux rester avec ta mère en Floride. » Pendant cette période, il me parlait beaucoup des bonnes choses de la vie ici et moi, je faisais beaucoup de recherches sur le Canada, sur la langue et tout ça. J’ai compris que j’aurais plus de privilèges ici qu’aux États-Unis, surtout depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, car il change beaucoup de règles. J’étais convaincu qu’au Canada, si j’étais dans une bonne communauté, j’allais pouvais faire ma vie sans graves problèmes et en sécurité.

Tu parles de quels genres de privilèges ?

Par exemple, en Floride, à cause de mon statut d’immigrant, je ne pouvais même pas voyager à l’extérieur de l’État ! Je n’aurais jamais pu voter, même ! Ici, ça a pris seulement huit mois avant que je ne devienne un citoyen canadien; aux États-Unis, les démarches pour faire une demande de citoyenneté sont très compliquées. Autre exemple : un jour, je me suis cassé le pied et j’ai dû avoir des soins à l’hôpital. Ma mère, qui est sans conjoint ni assurances, a dû dépenser 12 000 $ pour me faire soigner ! Mon petit frère, qui est né aux États-Unis, a plus de privilèges que ma mère et moi, vu que nous sommes nés en Haïti.

Je comprends maintenant mieux pourquoi tu as choisi de suivre ton père à Montréal. Le départ s’est passé comment ?

Un jour, après l’école, mon père est venu me chercher et il m’a lancé : « Viens, on s’en va à l’aéroport, tu quittes la Floride aujourd’hui pour venir au Canada avec moi. » J’étais désolé, car je n’avais pas eu le temps de rien faire, pas de party d’adieu, rien.

On a pris l’avion pour Haïti le jour même, où on a passé deux semaines afin de rassembler des documents importants. Puis on est arrivés ici le 21 novembre 2018. Ça fait donc un an.

Ça a été une décision très difficile pour moi, car j’étais habitué d’habiter avec ma mère et mes deux frères en Floride. J’essaie de leur parler presque tous les jours en FaceTime et ça met un sourire dans mon visage. Même si pour moi c’est difficile de ne pas être avec eux pour les anniversaires et pour Noël.

Est-ce que ça te fait regretter d’être parti ?

Oui et non. C’est sûr que j’ai quitté ma famille, mes amis, ma vie d’avant aux États-Unis, et que je dois m’habituer à plein de nouvelles choses comme la température, la langue, une nouvelle école, mais je suis quand même toujours convaincu d’avoir pris la bonne décision.

Décris-moi ton premier contact avec ta terre d’accueil.

J’étais tellement sous le choc que je ne pouvais pas parler! Mon cœur battait tellement fort, j’étais juste trop excité. Je n’avais que les mots I am free en tête !

Je suis arrivé de soir, la neige tombait. C’était évidemment la première fois que j’en voyais. Je savais que ça existait, car j’en avais vu dans les films, mais de la sentir sur mon visage, c’était super spécial. Le froid ne me dérangeait pas, je pense que j’avais encore la chaleur de la Floride dans mon corps.

Et comment se sont déroulés les premiers jours, les premières semaines ?

Chaque matin apportait quelque chose de différent! Mon père et ma belle-mère sont une famille d’accueil, alors je vivais avec quatre autres enfants dans la maison. J’étais très surpris de voir comment ces enfants parlaient à mon père, ils étaient super respectueux. Et tout le monde avait ses responsabilités et ses tâches.

L’autre gros choc, je l’ai eu à l’école Calixa-Lavallée : c’était tellement… international ! Il y a ici des élèves blancs, des Latinos, des Arabes, des Haïtiens, des Congolais. Wow ! Et tout le monde parle français, tout le monde est accueillant et me dit : « Allô, ça va ? ». Je n’étais pas habitué à ça, ça m’a fait un choc aussi.

Et le plus difficile là-dedans ?

Parler et apprendre le français ! Dès la première journée, la prof a dit : « On va tous se présenter en français. » Je me suis mis debout, mais je n’ai rien dit, j’étais incapable de parler. Les autres élèves m’ont aidé à prononcer Jé m’apphelle Skyler. Moi qui suis toujours la première personne à parler dans un groupe, je trouvais ça difficile de ne pas pouvoir m’exprimer. Heureusement, comme je savais parler créole, ça m’a aidé dans mon apprentissage du français.

Cela dit, les expressions québécoises me font beaucoup sourire. Mon prof, monsieur Guillaume, m’apprend une nouvelle expression chaque fois que je le vois. Dormir au gaz. Changer quatre trente sous pour une piasse. Au début, je n’ai aucune idée de ce que ça signifie !

Il n’y a pas que des choses difficiles, j’imagine, lorsqu’on arrive dans un nouveau pays, dans une nouvelle école. Toi, qu’est-ce que tu as le plus aimé ?

Vous allez rire, mais j’ai goûté à presque tous les types de nourriture depuis que je suis arrivé ici! Je suis un foodie et j’aime trouver de nouvelles informations sur les cultures, alors j’ai été gâté.

As-tu déjà commencé à penser au métier que tu allais exercer plus tard ?

J’en ai quatre ! Ça prend des back-ups dans la vie, alors j’ai des plans A, B, C et D. Mon plan A, c’est d’enseigner le français.

Avant, je voulais devenir médecin. D’ailleurs, en Floride, depuis que j’avais neuf ans, j’étais dans un programme spécial pour des jeunes qui pensent devenir médecin; on allait souvent à l’hôpital et on aidait les gens. Mais je me suis rendu compte que je n’aimais pas beaucoup ça, dans le fond.

J’aime les communications, j’aime parler avec les gens, je suis quelqu’un de curieux, alors je pourrais être journaliste, par exemple.

Si tu avais un conseil à donner aux adultes qui s’occupent de jeunes comme toi, issus de l’immigration, qu’est-ce que tu leur dirais ?

D’abord, il faut que les adultes comprennent à quel point ce qu’on vit est un gros choc pour nous. Il y a donc des choses qu’on doit comprendre dans notre cœur avant de pouvoir faire d’autres choses avec notre tête. On doit avoir, comment dire, le cœur at peace. En paix. Avoir un feeling qu’on est safe, aussi.

Les adultes ne peuvent pas toujours imaginer ce qu’on vit non plus. Certains jeunes sont victimes d’intimidation, par exemple, mais ça paraîtra jamais dans leur visage. Ils peuvent sourire maintenant en classe, mais vivre des problèmes très compliqués à leur maison. Il ne faut jamais oublier qu’il y a deux histoires dans chaque jeune : celle qu’il projette avec son visage et celle qu’il vit à l’intérieur de lui… Et à ces jeunes, je dirais : tu es capable de relever tes défis. Oui, tu peux; yes, you can.

Just be you.

Skyler Charlot
Novembre 2019


Photo et entrevue : François Couture

Pour mieux connaître la réalité particulière des élèves montréalais issus de l’immigration, nous avons confié à François Couture, rédacteur et photographe, la mission d’aller à la rencontre de jeunes immigrants qui ont accepté de nous parler d’où ils viennent, de leur vécu et de leur arrivée à Montréal.